Que diriez-vous d’un petit safari photo en Afrique ? Voilà, vous y êtes. La nuit ne va pas tarder à tomber. Vous sortez de votre confortable bungalow, bardé de zooms et de magnétoscopes portatifs, et décidez de faire quelques pas à l’extérieur en attendant l’heure de l’apéritif. On ne sait jamais : peut-être aurez-vous la chance de pouvoir prendre une de ces photos inédites et originales comme un vol de flamants roses dans le soleil couchant ou encore une gazelle s’abreuvant dans le marigot ? Tout à coup, au détour d’un bosquet, vous vous trouvez nez à nez avec un tigre. Le tigre vous regarde, rugit, et se prépare à bondir. Vous avez peur et même, disons-le, vous êtes terrorisé.
Ce genre de peur ne prête guère à discussion. Qui oserait contester votre droit à la peur lorsque le danger auquel vous vous trouvez confronté est aussi concret et palpable ? Un lion dans la savane, un incendie, un tremblement de terre ou une agression dans le métro, cela ne se discute pas. Vous êtes physiquement en danger et votre vie va peut-être s’arrêter là. Dans quelques instants vous serez peut-être en train d’agoniser dans d’atroces souffrances… Ou peut-être encore, serez-vous estropié pour le reste de vos jours. Il y a bien de quoi avoir peur, n’est-ce pas ?
D’autres peurs, comme les peurs rétrospectives, apparaissent tout aussi légitimes : absorbé par divers soucis, vous traversez la rue sans bien regarder autour de vous. Soudain, une voiture manque de vous heurter. Tout s’est passé très vite : au dernier moment le chauffeur est parvenu à vous éviter ou bien vous-même vous êtes réfugié sur le trottoir grâce à un bond désespéré dont vous ne vous croyiez pas capable. Ouf, vous dites-vous, plus de peur que de mal.
Plus de peur que de mal ? En fait, tout s’est passé si vite que vous n’avez pas eu le temps d’avoir peur. Et c’est maintenant, alors que vous êtes en sécurité, que vous commencez à ressentir les signes physiques de la peur. Vous transpirez, tremblez, votre coeur s’accélère, vous avez de la difficulté à trouver votre souffle et un badaud, observateur et fin psychologue, tente de vous réconforter en vous faisant remarquer que vous êtes blanc comme un linge.
Dans d’autres cas encore, bien qu’il ne s’agisse pas d’une question de vie ou de mort, le danger est indéniablement réel. C’est, par exemple, votre honneur, votre réputation qui sont en jeu. Il peut s’agir d’un danger moral.
Ou bien encore vous n’êtes pas visé directement : quelqu’un que vous aimez court un danger. Vous vous identifiez à cette personne et vous avez peur pour elle.
Il se peut aussi que le danger ne soit pas aussi immédiat, aussi brutal. Vous risquez, par exemple, de perdre votre emploi et cela vous fait peur : qu’allez-vous devenir, que va devenir votre famille ?
Mais sommes-nous encore dans le domaine des peurs adaptées ? En fait, lentement, insidieusement, nous avons changé de rubrique : les peurs dont nous sommes en train de parler ne sont plus réellement des peurs adaptées, mais des peurs d’anticipation.
Je vous entends qui protestez : la peur du chômage, l’angoisse de l’avenir ne seraient pas des peurs adaptées, des peurs normales, naturelles ? Ce ne serait là que des peurs imaginaires ? Pourtant, n’est-il pas naturel de craindre la pauvreté, la misère, la faim ? Ce n’est pas ce que nous voulons dire. Pour le moment, vous n’avez pas encore perdu votre emploi, vous continuez chaque matin à vous rendre à votre travail et vous touchez votre paie chaque mois (c’est, du moins, ce que nous supposons dans notre exemple). Mais, grâce à votre capacité d’imaginer, vous anticipez sur ce qui se produira peut-être, ou peut-être pas, dans un avenir plus ou moins rapproché.